LES « SQUERI » DE VENISE, OÙ L’ON CONSTRUIT LES GONDOLES
Posté par Claudio Boaretto le 17 mars 2016
Avant de parler des « Squeri », commençons par le commencement, soit la « Gondola »…
La gondole : cette mythique barque en bois, de noir vernie, à la silhouette si particulière, symbole de Venise et de sa lagune…
Nous trouvons déjà des représentations picturales de la gondole datant des XV et XVIèmes siècles…
C’est une embarcation de 11 mètres de long servant autrefois aux transports privés et publics des personnes, aujourd’hui aux transports des touristes qui souhaitent découvrir Venise depuis ses canaux…
Mais attention, la gondole n’est pas une barque quelconque fabriquée en fibres de résine et que l’on peut construire en usine ou de manière industrialisée…
Si vous êtes passés par chez nous, vous avez vraisemblablement remarqué que les gondoles ont un petit air de guingois…
Ce n’est pas un défaut, les gondoles, barques à fond plat pour voguer dans les eaux parfois peu profondes des rii et de la lagune, sont asymétriques…
Le côté gauche est plus large de 25 centimètres que le droit ce qui permet de contrebalancer la poussée de l’unique rame…
Chaque gondole est une pièce unique car chaque gondolier possède sa gondole personnelle construite, pour ainsi dire, sur mesure, selon son poids, sa hauteur, sa morphologie… Le fameux fer de proue, si caractéristique, possède un poids variable pour équilibrer l’embarcation selon la « jauge » du gondolier… Idem pour la rame et la « Forcolà » (fourche ou l’on appuie la rame) qui dépendent également de la taille et du bras du gondolier qui guidera la barque…
La construction d’une gondole nécessite plusieurs centaines d’heures sur plus d’une année, elle est composée de 280 pièces et utilise 8 essences de bois différentes, à savoir :
sapin, cerisier, mélèze, acajou, noyer, orme, chêne et tilleul…
Elle en coûtera 40 000 € minimum à son propriétaire, brut de décoffrage, à quoi il faudra ajouter toute la décoration…
Aujourd’hui, les gondoliers vénitiens patentés sont au nombre de 450 et se partagent les 500 gondoles existantes (au XVIème siècle, Venise comptait 10 000 gondoles) …
Sachant que la vie moyenne d’une gondole est environ d’une vingtaine d’années, pour maintenir une flotte constante de 500 gondoles il faut chaque année fabriquer entre 20 à 30 gondoles…
Construire des gondoles est donc le travail dévolu aux derniers « SQUERI » vénitiens (Squero au singulier), sujets de ce billet illustré …
Un Squero est un chantier naval, de petite taille, où l’on construit les gondoles ainsi que les autres barques vénitiennes traditionnelles en bois comme le sandolo, la mascarèta, le puparin, etc…
Il ne reste que 7 « Squeri » dans Venise, certains étant désormais désaffectés :
Le Squero San Trovaso,
Le Squero Tramontin,
Le Squero Bonaldi,
Le Squero dei Mendicanti,
Le Squero dei Muti
Le Squero Crea
Le Squero Costantini–De Rossi
Nous allons commencer par le plus connu de Venise, le Squero San Trovaso…
Comme nous le voyons sur la « foto » ci-dessous, le Squero est caractérisé par un plan incliné vers le canal pour la mise à sec ou le lancement des bateaux…
En général, le Squero est clos par les deux côtés latéraux soit par des bâtiments, le plus souvent en bois, soit par un canal…
Au fond du Squero, face à la cale sèche, nous trouvons la « Tesa » (ou les « Tese »), bâtiment généralement en bois…
Dans la « Tesa » sont rangés tous les instruments de travail et elle permet de continuer à travailler en cas d’intempéries…
Vue arrière de la « Tesa », avec le stockage des planches de bois, matière première du squero…
Traditionnellement, l’habitation du « maestro d’ascia » (que l’on peut traduire par « maître de hache », nous sommes bien dans le travail du bois), en général le patron du Squero, est contiguë et se situe dans les plans supérieurs des bâtiments…
À San Trovaso, nous identifions immédiatement la maison d’habitation à l’étage, sur le flanc droit du Squero…
Devant la « Tesa » principale, les noires gondoles, sous la clarté du soleil, étincellent…
Comme je vous l’ai expliqué plus haut, un Squero ne fait pas forcement que des gondoles… Il construit et entretient aussi les autres bateaux traditionnels vénitiens…
Si le Squero de San Trovaso n’est pas le plus ancien de Venise, il est le plus fameux et carrément le plus « Storico » (historique) comme on dit ici, on en retrouve la trace jusqu’aux temps de Goldoni (1707-1793) …
Il est vraiment typique avec toutes ses « Tese » en bois…
Quittons le Squero San Trovaso pour nous diriger, le long de ce même canal des « Ognissanti » (tous les saints), vers le Squero le plus ancien de Venise :
Le Squero Tramontin…
Nous reconnaissons immédiatement la structure typique du Squero…
Nous sommes samedi, jour de relâche, aucun « Squerarolo » (ouvrier qui travaille dans un Squero) n’est à l’ouvrage, évidemment…
La famille Tramontin est célèbre car elle a modernisé la technique constructive de la gondole en rénovant les méthodologies des années 1500 et 1600…
Modernisation, somme toute toujours bien artisanale, que les Tramontin se transmettent de père en fils depuis 1884…
La « Tesa » Tramontin…
Au passage, j’en profite pour faire un petit clin d’œil à mon gendre, Hugo H., qui a travaillé pour les Tramontin…
Il leur a peint plusieurs cloisons intérieures de proues de gondole,
par exemple celle-ci :
Ou celle-là, bravo à notre artiste…
Un coup d’œil sur la cale sèche…
Ce Squero a le mérite d’être bien rangé, soigneux les Tramontin…
Je ne résiste pas au plaisir de zoomer sur les deux tréteaux à gondole au milieu de la cale sèche…
On dirait une œuvre d’art contemporain…
Sous un abri, le long du mur latéral droit, sèche le bois…
De l’autre côté du mur, nous trouvons le Squero Bonaldi, attenant au Squero Tramontin…
Je ne m’étendrais pas sur ce Squero car il n’est plus en activité et sert de garage et de remise à bateaux de toutes sortes, comme nous l’entrevoyons derrière le mur…
Nous changeons de quartier…
Dans le « sestiere » de Cannaregio, le long du canal d la « Sensa », voici le Squero Dal Mistro, appelé aussi Squero dei Muti…
Je me rapproche jusqu’au pont à la balustrade en bois, pour faire un gros plan sur le squero…
Heu, c’est un peu « el casin ! » (le bordel !) sur ce Squero…
M’est avis que l’on a plus construit de gondoles depuis longtemps ici…
Mais ce Squero reste un monument historique, il a été immortalisé par des peintures et des « fotografies » d’époque, dont celle-ci :
Feu les frères jumeaux Soccoli, maîtres dans l’art du modélisme naval, ont reproduit ce Squero et son environnement à l’échelle 1/20ème, reproduction exposée dans les collections permanentes du Musée National des Arts et des Traditions Populaires à Rome…
Je me recule un peu pour reprendre un cliché, le Squero étant plus beau de loin car on voit moins le capharnaüm…
Au passage, remarquez le « Sandolo » passant sur le rio avec le rameur qui vogue à la « Valesana » (rame droite dans la main gauche, rame gauche dans la main droite, je suis toujours admiratif) …
Au passage, un petit bonjour à la famille col-vert qui clapote dans le rio avec moult de coincoins fort bruyants… Nous ne voyons pas souvent ces canards à Venise, nous sommes plus habitués aux goélands…
Dirigeons-nous maintenant vers l’hôpital civil de Venise, le long du « Rio dei Mendicanti » où se situe le Squero éponyme…
Contrairement au précédent, il est « nickel-chrome » …
Vue sur le flanc droit…
Vue sur le flanc gauche…
Au fond la « Tesa » en bois…
Nous terminons notre périple en allant sur l’île de la Giudecca pour voir les deux derniers Squeri, le Squero Crea et le Squero Costantini–De Rossi…
Alors là, ces 2 Squeri sont disséminés dans cet immense et plus grand chantier naval de Venise intra-muros, avec des « Tese » un peu partout…
Depuis le quai nord de l’île, nous pénétrons dans un « Sotoportego » pour rejoindre la rive sud où sont sis les 2 Squeri …
À l’entrée du « Sotoportego », exposée à l’abri, une ancienne gondole nous souhaite la bienvenue…
Après avoir slalomer entre la multitude de bateaux à quai, je trouve enfin la cale sèche du Squero Costantini–De Rossi…
Malheureusement je ne peux la « fotografier » de face, car en face c’est la lagune sud…
Donc voici le Squero de profil, à droite la cale sèche, à gauche la « Tesa »…
Ici, les « Squeraroli » sont à l’ouvrage…
Et des gondoles, il y en a partout, dans des positions où vous n’aurez pas souvent l’occasion de les voir…
On dirait comme de grands animaux marins qui se sont sécher au soleil avant que de retourner voguer sur la lagune…
L’intérieur d’une petite « Tesa » du Costantini–De Rossi…
L’intérieur d’une « Tesa » que j’attribue (sous réserve) au Crea…
Un petit mot sur Crea, surnom de Gianfranco Vianello, en son temps habile gondolier, qui fut vainqueur de la « Regata Storica » de « Voga alla Veneta » plusieurs années de suite… Les vainqueurs des régates historiques sont considérés comme des héros à Venise…
Crea a également ouvert un restaurant traditionnel vénitien au beau milieu de ce chantier naval :
« Ristorante al Storico Crea » …
Si, comme moi, vous aimez déjeuner ou dîner dans une ambiance navale, c’est l’endroit tout indiqué…
Le restaurant est à l’étage de la grande « Tesa », une fois monté l’escalier métallique, sur la terrasse surplombant la lagune sud, on peut déguster des plats typiquement vénitiens, entre autres, un excellent « fritto misto » …
Après ce tour d’horizon, vous savez maintenant presque tout ce qu’il faut savoir sur les « Squeri » vénitiens…
Claudio Boaretto…
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